Je reproduis ici un article de Thomas Legrand, chroniqueur politique à "Libération", paru dans ce journal le 27 juin 2023.
Il faut en finir avec le concept de “narratif”
par Thomas Legrand, “Libération”, 27 juin 2023
Le débat public charrie régulièrement des concepts qui durent quelques mois, parfois quelques années, caractérisés par des mots que l’on retrouve sur les réseaux sociaux, dans les articles de presse, les commentaires de ces mêmes articles, dans les propos des invités des chaînes d’infos... Ça devient des tics du langage médiatique, des concepts valises sans autres conséquences que d’appauvrir et uniformiser les termes du débat général. Parfois ce concept – ou ce mot – n’est pas neutre et trimbale une idée, une vision du monde qui, insidieusement, fait son chemin. En politique, les mots sont des véhicules dont la cargaison peut être plus ou moins toxique ou inflammable.
Il est un mot à la mode, mis à toutes les sauces en ce moment : “narratif”. Le narratif recouvre une vision de l’enchaînement des événements, sur un sujet donné, un ensemble d’explications cohérent, partagé par le pouvoir et les principaux observateurs. On parle du narratif du gouvernement s’agissant de la réforme des retraites versus le narratif des syndicats, du narratif de la FNSEA opposé au narratif des Soulèvements de la Terre sur les mégabassines de Sainte-Soline, du narratif occidental versus le narratif russe sur la guerre en Ukraine, etc.
L’idée, pour un débatteur de plateaux, c’est de démontrer que les arguments du camp qu’il combat ou d’une mesure gouvernementale qu’il conteste s’inscrivent dans un “narratif”, c’est-à-dire une explication générale qui mélange faits et fictions.
Le narratif est une construction. Ainsi, il y aurait à propos de l’invasion de l’Ukraine le narratif des plus ou moins pro-russes. Ce narratif, c’est l’ensemble des explications qui dépeint la Russie en pays encerclé, depuis des années, par des coalitions hostiles, principalement à l’Ouest.
Ce narratif ne retient pas, par exemple, la volonté des peuples de l’Est qui, en se libérant du communisme au début des années 90, aspiraient tous à entrer dans l’Union européenne et à intégrer l’Otan. Certains pays ayant même inscrit cette perspective dans leurs Constitutions. Le narratif occidental, lui, expliquerait plutôt que la Russie est dirigée par un autocrate devenu paranoïaque et manipulateur et que “l’opération spéciale” est le résultat de l’impérialisme agressif d’un régime qui s’auto-intoxique et rêve de reconstituer la “Grande Russie”.
Sur ce sujet, le narratif des pays du Sud décrit la Russie comme la nation qui résiste à la domination culturelle et économique, post-coloniale, de l’Occident. Le narratif du Kremlin décrit, lui, une Europe menaçante et décadente, peuplée d’homosexuels, et une Ukraine dirigée par des nazis qui martyriseraient les minorités russophones du pays.
Il y a quelques années, on parlait de storytelling. Aujourd’hui, on parle de narratif pour décrire les termes du débat. Pourquoi cette mode et cette grille de lecture par le narratif posent-elles problème ? Parce que raisonner ainsi suggère que chaque narratif a ses raisons, que l’histoire, les croyances, parfois les intérêts de chaque camp sont légitimes et justifient qu’il ait sa propre vision des choses. Le faux et le vrai deviennent secondaires. Parler de narratifs, c’est évoquer des récits variés, concurrents, comme autant de vérités possibles. Ce mot relativise donc tout, puisque derrière lui se cache aussi bien la propagande pure et simple qu’un récit qui cherche à intégrer le plus d’éléments factuels et de contexte pour approcher de la vérité, comme c’est la règle, normalement, dans les sociétés libres où peuvent s’exprimer une presse pluraliste et des chercheurs indépendants.
Evoquer l’affaire russe en parlant de narratif, c’est nier qu’il y a d’un côté la propagande et la répression, et de l’autre un récit évolutif, en fonction des reportages, des recherches universitaires, confronté à des opinions diverses. Il ne s’agit pas de deux narratifs concurrents mais de deux conceptions bien différentes du statut que doit avoir la vérité factuelle dans le débat public.
Il n’y a pas de narratif en politique, il n’y a que des explications plus ou moins composées de mensonges et de vérités, plus ou moins informatives ou manipulatrices. Ces explications sont soit issues de sociétés pluralistes dans lesquelles les mensonges finissent le plus souvent par être dévoilés (armes de destruction massive en Irak, 2003), soit de sociétés sans libertés universitaires et journalistiques où règne non pas le narratif mais la fable.
Analyse pertinente en effet.
RépondreSupprimerOn me ramène souvent ainsi que les Ukrainiens sont également des crapules: ultra corrompus et adorateurs de Bandera. Et qu'ils interdisaient quasiment la langue russe. Et puis Maïdan, c'était un coup d'Etat fomenté par les Américains.
En un mot, les Ukrainiens l'ont bien cherché.
C'est la propagande russe classique, relayée toutefois par quelques personnalités (Emmanuel Todd ou Arno Klarsfeld qui se sont bien gardés de jamais mettre les pieds là-bas).
Tout relativiser, ça revient en effet à négliger qu'il y a quand même bien un agresseur et un agressé, une dictature et un pays qui aspire à la démocratie, un grand mensonge et une vérité.
J'invite d'ailleurs tous les "imbéciles" (pour demeurer polie) à se rendre sur place.
Carmilla
Merci pour votre appréciation, Carmilla. Nous vivons des temps où la vérité et le mensonge, voire la fable, semblent équivalents.
RépondreSupprimer