Je reproduis ici, avec son accord, un billet très pertinent d'Olivier Klein, professeur de psychologie sociale à l'Université Libre de Bruxelles et à l'Université de Mons, paru sur son blog le 24 octobre dernier.
"Dans l'Echo de ce matin, une étudiante liégeoise explique pourquoi elle ne prend pas de mesures particulières pour se protéger du virus : celles-ci ont été édictées pour pénaliser les jeunes, elle ne voit que ses "potes", ils sont peu à risque, restent entre eux, et ceux qui ont déjà contracté la maladie n'ont eu que des formes bénignes.
Voilà le type de raisonnement qui explique (en partie) pourquoi Liège est une des villes les plus touchées d’Europe. Pour infondé qu’il soit d’un point de vue médical, le raisonnement de cette jeune femme est une réponse à un dilemme auquel nous sommes tous et toutes confronté·es dès lors que se présente la possibilité de passer un peu de temps avec autrui.
Versant A : En entrant en contact avec autrui, je peux potentiellement transmettre le virus (ou inversement). Cette transmission peut potentiellement toucher des personnes à risque. Celles-ci peuvent potentiellement voir leur santé se dégrader et contribuer à la surcharge des hôpitaux. Cette chaîne infernale repose sur de nombreux «potentiellement» et chacun de ces risques, considéré isolément, est relativement faible. Peu de personnes asymptomatiques portent le virus. Parmi celles-ci, toutes ne sont pas fortement contagieuses. Et quand bien même le virus se transmettrait, un optimiste peut nourrir l’espoir que la chaîne de transmission qui est la sienne s’interrompe avant de susciter des dégâts (grâce à la quarantaine ou aux mesures barrière).
Versant B : En entrant en contact avec autrui, un·e proche, un·e parent, un·e·amie, voire une relation professionnelle, je peux obtenir une gratification importante pour l’un·e d’entre nous (ou les deux). Partager une joie ou un chagrin, une transaction mutuellement bénéfique, célébrer une date d’anniversaire, une bonne tranche de rigolade ou plus si affinités. L’issue de la rencontre n’est peut-être pas absolument certaine mais on n’en est souvent pas loin. Je sais par exemple que si je vais jouer au poker avec un groupe d’amis (toujours le même), les chances que je partage un bon repas et me change diantrement les idées après une semaine de boulot intense sont très élevées et le sont certainement bien plus que le risque de diffusion du virus.
En d’autres termes, le dilemme appliqué à une rencontre avec un contact jugé comme important n’en est pas un : d’un côté, j’encours un risque qui semble subjectivement très faible (pourvu que personne n’ait de symptôme). D’un autre, je gagne un bénéfice qui semble quasiment certain.
Du point de vue de l’individu amené à décider si oui ou non, il décide d’entrer en contact avec son partenaire, le choix peut sembler évident. C’est le raisonnement que suit l’étudiante liégeoise. Notre tendance est souvent d’approcher ce type de dilemme un à un. Cette approche à court terme se soldera sans doute très souvent par la décision la plus bénéfique au virus.
En réalité, c’est la multiplication de tels choix par un même individu et, au sein d’une population, par plusieurs individus, qui transforme un choix rationnel à un niveau individuel en une catastrophe sanitaire. Si les risques ne sont que d’évanescentes potentialités pour l’individu, ils deviennent des réalités bien tangibles au niveau d’une ville, d’une région ou d’une nation en termes de couloirs d’hôpitaux encombrés, d’ infirmiers et d’infirmières dépassés, de morts à enterrer, etc. La mécanique infernale de la transmission et la loi exponentielle qui la caractérise y veillent.
C’est aussi pourquoi parier sur la responsabilité individuelle, comme l’a fait le comité de concertation hier matin, est un choix très périlleux. Au niveau individuel, le dilemme que je viens de décrire favorisera très souvent le contact, aidé en cela par des justifications plus ou moins teintées de mauvaise foi («nous porterons un masque», «on se lavera les mains», "on meurt plus de solitude que du virus" , "il y a d’autres problèmes sur terre que le coronavirus"…)
Même si de nombreuses mesures permettraient de contribuer à rendre notre environnement moins propice à la propagation du virus (augmenter les cadences de transports en commun par exemple) plutôt que de cibler uniquement l’individu, force est d’admettre que les restrictions à la liberté individuelle, pour détestables qu'elles puissent paraître, semblent être un impératif nécessaire dans ce contexte très particulier. Selon la logique utilitaire du dilemme infernal, il importe que le coût de la rencontre soit plus élevé pour rendre le choix moins aisé. Si le contact en question implique d’enfreindre délibérément une loi, on y sera peut-être plus sensible. En outre, comme je l’expliquais dans un billet précédent, une loi (ou un arrêté) a valeur de norme sociale, un des plus puissants moteurs (ou freins) du comportement.
Mais plus fondamentalement, je suis convaincu que, pour vaincre cette pandémie, il importe que chacun ne formule pas ce type de choix au niveau individuel, mais à un niveau collectif. Qu’est-ce que cela nous apporte et nous coûte que de garder des contacts physiques avec des personnes extérieures à notre «bulle»? Formulé de cette façon, le dilemme penche clairement pour une restriction des contacts. J’ai le sentiment, étayé en partie par les données du baromètre de l’Université de Gand, que de nombreux Belges étaient prêts à adopter cette perspective et accepter des mesures plus dures. En proposant un menu allégé, le comité de concertation a laissé entendre que le pouvoir politique n’était pas prêt à incarner un pays solidaire et prêt à faire des sacrifices. Or, c’est essentiel pour vaincre cette pandémie."
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"PS : Un commentaire de mon collègue de l'UCLouvain, Vincent Yzerbyt, qui complète utilement ce billet (et auquel je souscris totalement) :
"Comme j'ai eu l'occasion de le dire à maintes reprises dans divers médias, la liberté individuelle ne peut, dans le cas d'espèce, s'envisager sans un cadre collectif. De même, imaginer de se déplacer en voiture de façon 'libre' sans un code de la route relève du déni pur et simple des risques inhérents à un trafic comme nous le connaissons. Les gens opposés au port du masque pensent-ils vraiment qu'ils ne s'arrêteront jamais à un feu rouge par pur souci de l'affirmation de leur liberté individuelle, prétendument non-négociable. Ceci étant, la recherche suggère qu'il faut idéalement mettre les intérêts individuels au diapason du collectif, et je pense qu'il est légitime de dire que le comité de concertation a essayé de faire cela. Ce que nos dirigeants n'ont pas saisi, c'est que dès lors qu'une telle démarche s'avère fructueuse, il eut été précieux de proposer un durcissement des mesures que, du coup, tout le monde aurait accueilli favorablement. Une telle combinaison aurait définitivement permis de mettre en place des normes sociales puissantes susceptibles de nous épauler dans la lutte contre la pandémie"
le hic, dans ce raisonnement, c'est de penser que "tout le monde aurait accueilli favorablement" des mesures strictes. Je doute de cette adhésion de tous, il suffit de lire les commentaires sur les sites des journaux (ou sur fb, of all places ;-))
RépondreSupprimeret je ne parle même pas des 'complotistes' et autres 'négationnistes'
Même quand il y a 11.000 morts (chiffre qui recommence à augmenter), les "rassuristes" et les négationnistes disent : bah, ça ne fait qu'une personne sur mille.
RépondreSupprimerCe qui est rageant, c'est qu'il suffit juste d'un peu de discipline collective pour maîtriser le virus. La Corée et le Japon l'ont fait sans recourir au confinement. Mais hélas, en Europe il y a toujours quelques exaltés qui s'y refusent et brandissent leur supposée et inaliénable liberté individuelle. Ce sont en fait quelques illuminés, ahuris ou mégalos, qui provoquent l'embrasement.
RépondreSupprimerCarmilla
Ils sont malheureusement plus que quelques-uns. Les soirées privées, fêtes entre étudiants, les rassemblements de gens carrément agglutinés...
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