Aujourd'hui, cela fait une année entière de guerre en Ukraine. Un an, jour pour jour, que la Russie a envahi un pays souverain, pacifique et démocratique. Je reproduis ci-dessous une tribune de Mikhaïl Chichkine, un écrivain russe aujourd'hui exilé en Suisse, et parue dans "Libération" le 21 février.
Mon pays ne pourra renaître qu’après une défaite totale du régime poutinien
Mikhaïl Chichkine, écrivain russe aujourd’hui exilé en Suisse
Ils ont volé notre langue. Nous nous parlions, nous nous écrivions dans la langue de la grande littérature russe. Or, pour le monde entier, le russe est la langue de ceux qui bombardent les villes ukrainiennes et tuent des enfants, la langue des criminels de guerre, la langue des meurtriers. Ils seront jugés pour « crimes contre l’humanité ». Je veux vraiment croire que tous ceux qui ont préparé cette guerre et y ont participé, tous ceux qui l’ont soutenue d’une manière ou d’une autre, se retrouveront sur le banc des accusés. Mais comment juger pour crime contre la langue ?
A 17 ans, mon père est parti au front pour venger son frère tué par les Allemands. Après la guerre, il n’a jamais cessé de haïr les Allemands et tout ce qui est allemand. J’ai essayé de lui expliquer : « Papa, mais il y a de la grande littérature allemande ! L’allemand est une langue merveilleuse ! Ces mots n’eurent aucun effet sur lui. Que dire aux Ukrainiens, après la guerre, quand leurs maisons ont été bombardées et pillées par les Russes, leurs familles tuées par les Russes ? Que la grande littérature russe est merveilleuse ? Que la langue russe est absolument remarquable ?
Est-ce que ce sont les dictateurs et les dictatures qui engendrent une population d’esclaves, ou la population d’esclaves qui engendre des dictateurs ?
L’Ukraine a réussi s’arracher à ce cercle infernal, à notre monstrueux, sanguinaire passé commun. Par conséquent, l’imposteur à la tête de la Russie la hait. Car l’Ukraine libre et démocratique pourrait servir d’exemple à la population russe muselée, et c’est bien pour cela qu’il tient tant à vous détruire.
Chez nous, en Russie, il n’y a pas eu de déstalinisation, ni de procès de Nuremberg du Parti communiste. Et nous voyons le résultat : une nouvelle dictature. Par nature, une dictature ne peut pas exister sans ennemis, donc sans guerre.
Dans les plans de l’état-major général, il était prévu que l’Otan refuse de vous défendre avec ses forces armées, et dans les premiers jours de la guerre, l’Otan s’est conformée à ces plans. Mais vous, les Ukrainiens, vous n’avez pas accepté les plans de Poutine. Vous ne vous êtes pas rendus, vous n’avez pas accueilli ses tanks avec des fleurs. Vous défendez non seulement votre propre liberté et la dignité humaine de toute l’humanité. On ne peut pas vous vaincre, parce que l’issue de la guerre n’est pas décidée par la quantité de tanks et d’obus, mais par la force de votre amour de la liberté. Vous êtes des gens libres, tandis que ceux qui exécutent les ordres criminels des généraux russes sont des esclaves.
Il y a un an, quand les tanks russes avançaient sur Kiev, le monde entier s’est étonné qu’il n’y ait pas eu de protestations massives contre la guerre en Russie, s’est demandé pourquoi il n’y avait que des gens isolés pour s’exprimer dans la rue. J’ai expliqué ce phénomène par la peur. Le silence est une stratégie de survie russe. Ceux qui ont protesté alors sont maintenant en prison. C’est ainsi, par le silence, que les Russes ont survécu, génération après génération.
Pouchkine a formulé ce mode de vie russe dans la dernière ligne de son drame historique “Boris Godounov” : “le peuple se tait”. Depuis le début de l’agression contre l’Ukraine, le peuple “se tait”. Mais quand, à l’automne, une mobilisation massive a commencé, il n’a plus été possible d’expliquer par la peur le fait que des centaines de milliers de Russes sont docilement partis tuer des Ukrainiens et être tués. C’est quelque chose d’autre, de plus profond, de plus effrayant.
Je ne vois qu’une explication : mon pays vit aujourd’hui hors du temps. Au XXIème siècle, chaque individu porte la responsabilité de décider lui-même ce qui est bien et ce qui est mal. Et s’il voit que son pays et son peuple sont engagés dans une guerre honteuse et vile, il s’élèvera contre son pays et son peuple. Mais la plupart des Russes vivent encore mentalement dans le passé, quand les gens s’associaient avec leur tribu. Notre tribu a toujours raison, les autres tribus sont nos ennemies et veulent nous détruire. Nous n’avons aucune responsabilité personnelle, nous ne décidons rien, c’est le grand chef, khan, tsar qui décide pour nous.
Si les ennemis - fascistes ukrainiens et Otan - attaquent notre patrie, nous allons la défendre, comme nos grands-pères l’ont défendue contre les fascistes allemands. Tous les dictateurs ont utilisé à leurs fins le sentiment d’amour de la patrie, le magnifique sentiment de patriotisme. Mon père pensait qu’il défendait sa patrie contre le régime hitlérien, mais il s’est retrouvé à défendre le régime de Staline, tout aussi fasciste.
Et à présent, les Russes vont faire la guerre pour, comme le leur a expliqué la propagande poutinienne, défendre leur pays contre le “nazisme européen et américain”, sans comprendre qu’ils défendent le pouvoir d’une bande organisée qui, du Kremlin, a pris tout le pays en otage.
Il n’y a qu’une solution : infliger une défaite militaire au régime poutinien, amputer, et en premier lieu, en fournissant des armes à l’Ukraine. Après la guerre, le monde entier viendra vous aider à reconstruire ce qui a été détruit, et le pays pourra renaître. La Russie, elle, sera dans les ruines de son économie et de sa conscience. Une nouvelle naissance de mon pays n’est possible que par une destruction totale du régime poutinien. On doit amputer les Russes de leur empire, comme on ampute une tumeur cancéreuse.
Cette “heure zéro” est essentielle, vitale pour la Russie. Mon pays n’aura un avenir que s’il passe par une une défaite totale, comme cela a été le cas de l’Allemagne.
“Slava Ukraïni !” Gloire à l’Ukraine !
Je suis bien sûr d'accord avec ce texte. Même si m'énervent toujours un peu ces références continuelles, chez les Russes, à leur langue et à leur littérature qui seraient, en quelque sorte, supérieures.
RépondreSupprimerBien sûr qu'il faut une défaite claire et nette de la Russie. Si on lui offrait une "sortie honorable", elle ne se remettrait pas en question, elle ne cesserait d'entretenir ses rêves de grandeur. Contrairement à Macron, je pense qu'il faut "humilier" la Russie, c'est une condition de la paix en Europe. C'est ce qui a permis à l'Allemagne et au Japon de changer radicalement, de devenir des états démocratiques.
Je pense même qu'il faut lui interdire la possession de l'arme nucléaire et que l'on doit envisager son redécoupage territorial (limiter à l'Oural sa frontière). Sa domination sur la Sibérie est, en effet, absurde et totalement inefficace.
Bien à vous,
Carmilla
Je pense que Chichkine fait le parallèle entre la langue russe, en effet une langue d'une grande culture et d'une civilisation importante, et la langue allemande, tout aussi importante, qui a également été associée, malencontreusement, aux crimes nazis.
RépondreSupprimerDécouper la Russie, non. On a envisagé ça avec l'Allemagne (plan Morgenthau) :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Plan_Morgenthau
Mais il faut la mettre devant le fait accompli : ses voisins immédiats, à l'ouest, devront être membres de l'Otan pour empêcher toute agression ultérieure.
Quand à la Sibérie, elle est ethniquement russe, de par la colonisation séculaire de ce territoire immense, et y renoncer serait comme priver les Etats-Unis de tout l'espace à l'ouest du Mississippi.